
Près des champs cultivés traités, les abeilles ne sortent pas indemnes d’une exposition aux néonicotinoïdes, même si des facteurs extérieurs modulent leurs effets.
Quel est l’impact des néonicotinoïdes sur les abeilles, et plus généralement les insectes pollinisateurs, en conditions réelles ?
Développés dans les années 1990, ces analogues synthétiques de la nicotine, neurotoxiques pour les insectes, sont largement utilisés comme pesticides dans l’agriculture de par le monde, car au-delà d’une certaine dose ingérée, ils entraînent une paralysie létale pour ces animaux. Parfois épandus sur les plantes en cas d’urgence, les néonicotinoïdes sont le plus souvent appliqués par enrobage des graines : lorsque la plante grandit, l’insecticide s’insère dans ses tissus et on le retrouve jusque dans son pollen, son nectar et même ses fluides de transpiration, ce qui protège la plante des insectes nuisibles à toutes les étapes de sa vie.
Ces vingt dernières années, de nombreuses expériences menées sur des abeilles ont montré que, à faible dose (supposé sous le seuil de létalité), les néonicotinoïdes ont divers effets sur ces insectes : ils perturbent leurs aptitudes cognitives, ce qui modifie leurs performances comportementales et fragilise la colonie. De plus, ils diminuent leurs défenses immunitaires, facilitant leur infection par des virus ou des parasites.
Toutefois, la plupart de ces recherches consistaient à exposer les abeilles à diverses doses de ces insecticides en laboratoire ou en conditions expérimentales, telles qu’un terrain cultivé de quelques dizaines de mètres carrés. Que se passait-il pour les abeilles et les pollinisateurs sauvages vivant près des champs cultivés ? Deux études en plein champ, à une échelle inédite et sur des temps longs, apportent quelques réponses.
La principale difficulté, dans la nature, est qu’on ne contrôle pas les conditions (paysages et habitats associés, conditions climatiques, pratiques agricoles différant d’une région à l’autre). Notamment, à quoi et quand sont exactement exposées les abeilles ? C’est pourquoi Nadejda Tsvetkov, de l’université York, à Toronto, au Canada, et ses collègues ont commencé par mener une enquête très minutieuse pour déterminer le cocktail de substances non naturelles qu’elles ingéraient et la durée d’exposition à ces substances. Ils ont suivi pendant un an, en Ontario et au Québec, 11 ruchers où vivaient 55 colonies d’abeilles « domestiques » Apis mellifera : 5 ruchers étaient situés près de champs de maïs traités et 6 à plus de trois kilomètres de champs cultivés.
Régulièrement au fil des saisons, les scientifiques ont recherché des traces de substances agrochimiques dans le pollen récolté par les abeilles, mais aussi dans les abeilles mortes entretemps et dans d’autres représentatives des différents stades de vie des ouvrières (larves, nourricières, butineuses…) : 26 substances agrochimiques ont ainsi été répertoriées, dont des fongicides, des herbicides, des néonicotinoïdes et autres insecticides. Ces substances étaient détectées plus souvent dans les colonies proches des champs, et sur des périodes plus longues atteignant 4 mois, soit la majeure partie de la saison d’activité des abeilles. De plus, les néonicotinoïdes provenaient majoritairement du pollen de fleurs sauvages, signe que les cultures traitées contaminent les plantes sauvages alentour.
Les chercheurs canadiens ont ensuite voulu distinguer l’effet des néonicotinoïdes de ceux des autres substances. Dans un rucher expérimental éloigné des cultures, ils ont introduit des abeilles, identifiées avec des micropuces et qui avaient été exposées pendant trois semaines au néonicotinoïde le plus répandu dans l’étude précédente, la clothianidine. Leur espérance de vie a été réduite de un quart par rapport à celle de leurs consœurs. Nadejda Tsvetkov et ses collègues ont aussi étudié le comportement de colonies entières exposées pendant 12 semaines à de la clothianidine, disséminée dans du pollen artificiel à des doses imitant celles mesurées au fil des mois lors de l’étude en plein champ.
Résultat : leurs comportements mettaient en danger la survie des colonies. Elles avaient un comportement moins hygiénique et ne remplaçaient plus leur reine quand elle mourait. Enfin, quand la clothianidine ou un autre néonicotinoïde, le thiaméthoxame, étaient associés à un fongicide que les chercheurs canadiens avaient souvent détecté en même temps dans leur première étude, le boscalid, les deux insecticides devenaient deux fois plus toxiques pour les abeilles… Conclusion : près des cultures de maïs, que les insectes pollinisateurs ne butinent pourtant pas (le pollinisateur du maïs est principalement le vent), les colonies d’abeilles sont en moins bonne santé.
Dans l’autre étude, menée durant un à deux ans au Royaume-Uni, en Hongrie et en Allemagne sur 33 exploitations de colza isolées d’environ 63 hectares chacune, réparties en triplets, Alex Woodcock, du Centre pour l’écologie et l’hydrologie, à Oxfordshire, au Royaume-Uni, et ses collègues ont étudié l’effet d’un néonicotinoïde (clothianidine ou thiaméthoxame) sur diverses espèces de pollinisateurs (bourdon, osmie et abeille domestique) vivant à proximité, dans des conditions habituelles de culture. Dans un même triplet, une exploitation était traitée avec de la clothianidine associée à un fongicide et à un insecticide (pyréthrinoïde), une autre avec du thiaméthoxame et un fongicide, et la troisième avec seulement un fongicide. Chaque triplet recevait aussi un traitement classique à base de pesticide et de fertilisant.
Résultat : les effets dépendaient de l’espèce de pollinisateur, de la période (floraison ou hivernage) et du pays considérés. Par exemple, les ouvrières de l’espèce domestique Apis mellifera vivant près des champs traités à la clothianidine survivaient moins bien à l’hiver en Hongrie, alors qu’aucun effet similaire n’a été observé en Allemagne. Et chez les abeilles sauvages, plus l’exposition aux néonicotinoïdes était élevée, moins Bombus terrestris produisait de reines et moins Osmia bicornis produisait d’œufs, quel que soit le pays.
En d’autres termes, si l’effet des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs est indéniable, il n’est pas le même selon les espèces ; il est en outre modulé par des facteurs extérieurs, qui parfois augmentent leur nocivité, comme le fongicide boscalid au Canada, ou réservent de bonnes surprises, comme en Allemagne… mais qui restent à confirmer et à expliquer.
« Différents paramètres varient entre les régions étudiées », explique Mickael Henry, chercheur au sein de l’unité Abeilles & environnement (UR406) de l’Inra, à Avignon, « et pourraient avoir contribué à l’”effet pays” observé : gradient climatique, pratiques agricoles propres à chaque pays avec différentes trajectoires de résidus de pesticides dans l’environnement selon les produits et modes d’application utilisés. Ou cet effet pourrait être simplement dû à un biais statistique, l’étude ayant une probabilité non négligeable de ne pas détecter un effet en dessous d’un certain seuil. »
« Ces deux études fournissent un ensemble de données empiriques qui viendront grossir le corpus de données à charge contre les néonicotinoïdes », ajoute Yves Bertheau, chercheur Inra au Muséum national d’histoire naturelle et membre des comités d’orientation thématiques de l’Anses, « mais sans guère de possibilité de synthèse permettant de comprendre plus finement le déclin des pollinisateurs. Elles soulignent aussi la difficulté à déterminer en conditions agricoles réelles l’effet de pratiques variant considérablement d’un agriculteur à l’autre. Enfin, elles rappellent la nécessité des surveillances post-commercialisation, comme la phytovigilance mise en place en France par l’Anses. »
Source : Pour la Science