
C’est une étude fascinante qu’a rendue publique, le 7 avril, la Commission européenne. Conçue par Bruxelles et conduite par un laboratoire de l’Agence nationale de sécurité sanitaire française (Anses), cette enquête a essentiellement consisté à mesurer la mortalité des abeilles domestiques (Apis mellifera) dans 17 pays européens.
Mais le plus intéressant n’est pas le résultat obtenu. Le plus intéressant est le résultat qui n’a pas été obtenu.
Pourquoi ? Simplement parce que le protocole choisi visait à restreindre la recherche des causes des mortalités observées aux uniques pathogènes naturels : seules les grandes maladies d’Apis mellifera ont été recherchées dans les ruchers visités.
Nous ne saurons donc pas quels résidus de pesticides se trouvaient dans les colonies les plus touchées. Et ce, alors même que des travaux académiques toujours plus nombreux montrent les effets délétères des nouvelles générations de pesticides et des mélanges de substances actives sur la survie des abeilles et des pollinisateurs.
Nous sommes donc dans le cadre d’un exercice assez étrange, qui met le discours et la pratique scientifiques au service de contingences extérieures à la science. Il faut chercher, mais dans la « bonne » direction. Il faut trouver, mais pas trop. Pour, surtout, éviter toute découverte indésirable.
Les architectes de l’étude arguent du coût qu’il y aurait eu à prélever des échantillons dans toutes les ruches visitées. C’est de bonne guerre. Mais lisons les trente pages du rapport rendu public : le mot « pesticide » n’y figure pas. Le mot « insecticide » non plus, pas même une litote aussi bénigne que « produit phytosanitaire ».
On cherche, en vain, les mots « agriculture », « pratiques agricoles »… On se frotte les yeux. C’est un peu comme si une étude épidémiologique sur les causes du cancer du poumon avait non seulement omis de questionner les participants sur leur consommation de tabac mais que, de surcroît, les mots « cigarette » ou « tabagisme » aient été exclus de son compte rendu.
Une pudeur sémantique de cigarettier
« Des analyses ultérieures exploreront les liens statistiques entre la mortalité des colonies et des facteurs de risques incluant la prévalence de maladies, l’utilisation de traitements vétérinaires, le contexte apicole et d’autres paramètres », écrivent les auteurs, rassemblant sous l’énigmatique « autres paramètres », tout ce qui a trait à l’agrochimie et au modèle agricole dominant.
Cette pudeur sémantique rappelle celle des vieilles études financées par les cigarettiers américains, qui attribuaient d’abord le cancer du poumon à la pollution atmosphérique, au radon, aux prédispositions génétiques et, éventuellement, au… « mode de vie » – c’est-à-dire à la cigarette.
Que la science se pratique dans un contexte où il n’est pas possible d’énoncer un fait aussi trivial que le caractère nocif des insecticides pour les insectes devrait nous porter à une profonde inquiétude. Pas forcément pour les abeilles mais, surtout, pour ce que cela dit de notre société.
Src: Le Monde